Brève histoire de la yole ronde martiniquaise

Témoignage de Georges-Henri Léotin

Jusqu’aux années 1940 environ, l’embarcation de pêche des Martiniquais, aussi bien sur la côte caraïbe que sur l’atlantique, était le gommier (en créole gonmié), sorte de canoë hérité des Amérindiens, et qui tirait son nom de l’arbre dont le tronc creusé constituait sa coque (le gommier est aussi appelé bwa fouyé (bois fouillé) dans certaines régions de la Martinique.

Durant les années 1939/1940, dans la ville du François, Jean Lafontaine (homonyme du fabuliste à la particule près) réalisait des canots de pêche pour ses compatriotes, avant de construire, on peut dire d’inventer, un nouveau type de yoles de compétition pour les passionnés de courses (années 1950/1960). Nous pouvons attester que, fin des années 50, au François, on distinguait en créole yol (yoles en bois) et kannot (gommiers), les 2 embarcations cohabitant encore, avant l’effacement petit à petit du gommier, dans cette ville comme dans toute la côte atlantique. Il y a eu même, dans les années 60, des courses yoles/gommiers dans la région du François, et des gommiers de courses célèbres comme « Bien-Aimé », « DFVT »: Dieu fait voir tout.

Les yoles de compétition des années 70 ne dépassaient guère les 8m de long ; aujourd’hui, elles atteignent les 10,50m. Ce qui fait l’originalité de cette embarcation, c’est que son équilibre, étant donné l’importance de la surface de voile sur très peu de quille, est confiée aux « bois-dressés », servant comme leur nom l’indique à assurer la stabilité de la yole, à la redresser, si besoin est. Le terme bwa drésé (bois dressé) désigne à la fois ces outils et les coursiers qui s’en servent.

Grands constructeurs et grands patrons

Nous évoquerons maintenant deux générations de constructeurs martiniquais : les « historiques » (1960/1970) et les contemporains.

Les pionniers. Jean Lafontaine (1894-1979), du François, est sans doute le père de la yole ronde, avec comme réalisations les plus célèbres, les yoles Pran plézi-a (Venez prendre le plaisir), propriétaire Sévère Exilie ; JMJ (Jésus-Marie-Joseph), propriétaire Gustave Clodion, dit Tatav, dit aussi Maginot ; Etoile filante (prop. Jacques Viviès) ; Boeing (prop. Jean Dormoy). Il aurait appris son art auprès des anciens puis lors de son service militaire dans la Marine.

Michel Mongin, du François, décédé en 2011, qui prit la succession de Jean Lafontaine, constructeur en particulier de la célèbre yole Kimafoutiyésa ! au nom créole difficile à traduire : l’exclamation exprime le refus d’une situation et un défi qu’on entend relever.

Lison Marie-Magdeleine, du Robert, décédé en 1999, « un des plus grands charpentiers de marine de la côte-est de la Martinique » (pour reprendre les mots de G. Brival), dépositaire d’un savoir non-écrit, véritable artiste autant qu’artisan consciencieux. Avec chez lui (comme chez beaucoup d’autres figures du monde de la yole) une grande simplicité, le respect de l’autre, l’humilité et la modestie, signes de l’authentique noblesse.

Désiré Lamon (décédé en 2019), constructeur marinois, fut vainqueur du tout premier Tour des yoles de la Martinique avec l’embarcation Monoprix, en 1985.

Osmar Appat, constructeur franciscain, peut être cité aussi parmi les pionniers.

La période contemporaine (années 1980/2020). Dans la période contemporaine, les grands patrons (mapipi en créole) sont pour certains également de grands constructeurs. Ainsi : Georges-Henri Lagier, Joseph Mas dit Athon (tous deux du François), Désiré Lamon (du Marin). En ce qui concerne G.H. Lagier, dès son plus jeune âge il s’était intéressé à la construction de yoles, réalisant des mini-yoles que l’on appelait dans le temps ti bourik (petite bourrique).

Les grandes familles dans les yoles

Comme il y a de grandes familles dans le bèlè martiniquais, il y a de grandes familles dans le monde des patrons de yole. Les Exilie : il y eut d’abord Sévère, marin-pêcheur du François, propriétaire de la yole de course Pran Plézi-a, père de Charles Exilie, dit Charlot, plusieurs fois vainqueur du Tour sur les yoles avec « Nissan » et « Rosette ».

Les Lagier du François constituent une autre très grande famille de la mer. Un des plus illustres est Félix, dit Met Fé, fils d’Olivier Lagier, marin-pêcheur et barreur, qui lui a communiqué sa science de la mer et sa perspicacité. Félix Lagier fut une légende en son temps par sa connaissance et son intelligence tactique et stratégique dans les courses. Georges-Henri Lagier est le fils de Georges Lagier, du Quartier La Citerne au François, et on peut évoquer pour eux le proverbe créole Yich tig pa ka fet san zong (L’enfant du tigre ne naît pas sans griffes). Il a été plusieurs fois vainqueur du Tour comme équipier puis comme patron aux côtés de Charles Exilie sur la yole Nissan, et seul, sur la yole Rosette. Marc Lagier, de son côté, longtemps à la barre de la yole Mont-Pelé, peut être considéré comme un mapipi. Tout comme Joseph Mas, incontestablement : plusieurs fois vainqueur du Tour sur la yole Ho Hio Hen (1993, 95,98, puis sur Mirsa, en 2008). Ses 2 fils, les jumeaux Loïc et Laurent Mas, éduqués à bonne école, suivent les traces de leur père (ils furent vainqueurs du Tour 2016). Au Marin, il faut citer la famille Lamon : Désiré, fit de sa fille Maryse la première femme insérée dans un équipage du Tour, en 1989, sur la yole marinoise Brasserie – cette initiative amènera à un certain développement des équipages mixtes dans le monde de la yole, jusque-là, il faut le dire, assez macho.

Outre ces familles, on doit citer des hommes comme Gabriel et Maurice Malidor, Maurice et Nazaire Tarrieu, et les figures de légende de la ville du Robert que sont Frantz Ferjule et son ancien élève Félix Mérine : à eux deux ils totalisent une douzaine de victoires au Tour de la Martinique, l’élève Félix étant devenu le mapipi le plus titré dans cette compétition. Sans oublier les Franciscains Guy-Albert Romer (vainqueur en 2009 et 2010), Jacques Amalir dit Ako (vainqueur en 2017 sur la yole Rosette), et la nouvelle génération avec les Marinois Joan Jacqua et Diani Rémy, vainqueurs respectivement en 2012 et 2019 sur la yole Brasserie Lorraine.

Conclusion

Pour conclure G-H Léotin rappelle que la course de yoles est née des défis que se lançaient les marins-pêcheurs. Organisée depuis 1972 par la Société des yoles rondes (sous l’impulsion d’hommes comme Bernardin Loiseau, Hermann Potiéris, Georges Brival, Alain Dédé, Laurent Ursulet …), la course des yoles est un sport sans équivalent au monde, un spectacle grandiose, un élément infiniment estimable de la culture martiniquaise, entre autres, par les valeurs de solidarité et d’humilité qu’elle développe. Un proverbe créole dit : Piman pa ka vanté fos-li, le piment ne doit pas se vanter lui-même de sa force. Nous laisserons donc le mot de la fin à un visiteur européen, le ministre français Christian Estrosi, au sortir d’une initiation à la yole ronde : « Les Martiniquais, à ne point douter, se doivent d’être fiers d’un sport issu de leur terroir et unique au monde ».

Indications bibliographiques : L’Histoire croisée des yoles rondes, par André Quion-Quion, éd. Orphie // Mémoire de la yole ronde, de Laurent Ursulet, K-éditions 2020 // Le grand défi, de Charles-Henri Fargues, K.Éditions // Le Mapipi lumineux, par Fred Miram-Marthe-Rose(sur Félix Mérine).